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Au pays de lait, de miel et de sel

 

 

   Yassine fait la « tête ». Puis une autre. Puis l’autre du même. Et ainsi de suite en suite. Chaque décollation offre au regard un paysage facial mouvant, Sans titre. La physionomie de l’informel se mélange à la structure classique d’un visage. Un motif de tête d’homme étrange se dégage et se répète, comme une collection de portraits crachés(1). Pas de détails précis, pas d’arrière-plan, pas d’éléments contextuels, ce double est seule « Figure de fantaisie ». Sa géométrie ovulaire laisse envisager un masque, une image de synthèse que l’on scrute à travers le judas. Une tête duplice à la fois évidente et ambiguë, innocente et perverse, singulière et générique, un sourire de Joconde en bouche, saisie par éclats entre l’indétermination originelle et la fin déterminante.

 

   L’aquarelle est l’alchimie liquide du révélateur de la dé-figuration. Yassine joue de l’esthétique de la technique de peinture humide sur humide pour formaliser la ressemblance informe. Elle nécessite une grande rapidité d’exécution, sans repentir. Les superpositions de couches vagues et les glissements de couleur liquide laissent apparaître veines, cernes, flous, tâches, brouillages. Un motif spécimen d’une manière surgit d’un langage pictural visant à dé-définir les traits. La dispersion du sujet dans un précipité de couleurs brouille la permanence de la représentation, une apparition chaque fois ressemblante et différente de la précédente. On parle de retour du même comme différent, on appelle cela la « revenance »(2). Comme si l’original était irrémédiablement perdu, il ne reste qu’un masque pluriface découpé dans l’étoffe du souvenir ou du songe, comme une persistance rétinienne ou une trace mnésique incertaine. Ce motif joué et rejoué n’a pas de revers dans la réalité : la forme iconique de la hantise. Dépeindre de cette manière la tête signifie alors un passage, du figuratif au « figural »(3), du portrait au figurant, du singulier au lieu commun. Dans un même mouvement, la tête se décolle du corps et l’image se décolle du visage, forme convulsive en représentation : la chimère de la pure image. L'image d'avant l'image. Il faut l’interpréter comme un rêve, un jeu d’échos métaphoriques : l’homme est « sans visage » et doit, tel un « sculpteur » ou un « peintre », « achever sa forme librement » ou s'évaporer.

 

   Si comme le disait Marx, l’homme est la racine de l’homme, le mythe l’est également. Et l’homme est la racine du mythe. Le second pays natal évoqué et invoqué dans le travail de Yassine qui reprend à son compte ces enseignements poétiques pour revisiter le mythe du monde de l’homme, héritier de celui des fables des montagnes artificielles(4)des « paradis ratés »(5).

   La médiation humaine au monde se dé-construit en foules de corps à déchiffrer : matière première, outil, objet, forme et histoire, acteur de la peinture et du dessin en tant que fables, autant d’éléments privilégiés de la composition qui donnent lieu à interprétation, à intensifier un ordre allégorique : être-au-monde/monde-à-être.

   Une prolifération envahissante, et même monstrueuse trame un espace humain onirique. L’homme remplit le paysage par continuités et coupures, et de fait, façonne le monde à son image hétérogène de types et de désordres. On ne sait pas véritablement si quelque chose dans cette agitation dionysiaque se crée ou se détruit.

   Objets consommables et décors quotidiens sont peu ou pas représentés. Ils se recouvrent et s’effacent au seul profit de ce qui reste et ce qui vient, antagonismes et attractions entre l’humain et l’humain. Le format de papier « strip » comme une suite(6) de fragments d’histoires dans l'Histoire, potlatch pictural dans l’hyperhumanisation du monde. Et au cœur des images rémanentes des mythes, tout simplement les gens.

 

   Le dessin et la peinture de Yassine offrent une énigme qui persiste, qui survit au regard car elle n’appelle aucune solution, rien de définitif. Sous les traits d’une contemplation poétique et d’une lecture romanesque, il n’y a pas de mystère à consommer mais quelque chose de plus généreux que les personnages rencontrent, habitent et incarnent, une intrigue imaginaire et une histoire picturale qui les précèdent, qui passent en eux, qui trouvent leurs racines hors de l’image-action, et qui courent au-delà des limites de la feuille. Sous la main de Yassine, les « foules inertes et muettes »7 se métamorphosent en « insolites bâtisseurs, debout et libres »(7) qui conquièrent les espaces vierges, les carrés blancs de l’univers et recouvrent les continents par la tectonique des corps et les spectres de couleur répandue.

Luc Jean d'Heur 2009

 

1_ Dans la mythologie chrétienne, Véronique recueille en le lavant le vrai visage du Christ sur le Saint-Suaire, une impression de son visage tracée de sang, de sueur, de larmes et de crachats.

2_ La figure du revenant me semble encore plus explicite dans deux peintures récentes Sans titre de 2008 et 2009, aquarelle et acrylique sur papier, au motif identique d’un personnage en plan américain et serré aux bras levés qui exhibe un corps littéralement en coulures.

3_ Gilles Deleuze

4_ Tour de Babel, 2004 et Babel 2, 2005

5_ et 7_ Aimé Césaire

6_ Au sens musical du terme.

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